L’Existence n°61

01/05/2024

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L’Existence

– Éditorial. L’exposition de l’existence, par Elena Partene

– Le mot et ses concepts. Note sur les significations de l’existence du Moyen Age aux Lumières, par Jean-Christophe Bardout

– Les éternelles questions existentielles, par Vincent Citot

– « Créer une existence de l’Autre » : essai de pédagogie akermanienne, par Baptiste Jacomino

– « J’ai honte donc je suis » : une lecture des Carnets du sous-sol de Fédor Dostoïevski, par Maria Galkina

– L’existence comme inessentiel dans les Entretiens au bord de la mer d’Alain, par Thierry Leterre

– Les conditions d’existence – Karl Jaspers et les limites de la liberté existentielle, par Simon Calenge

Les Livres Passent en Revue

– Haro sur le gouvernement représentatif ! À proposde Démocratie ! Manifeste, de B. Stiegler et C. Pébarthe, par Adrien Louis

– Notices sur quelques publications récentes

Hors Thème

Entretien avec Pierre Manent. La condition pratique des hommes, par Giulio De Ligio et Adrien Louis

– Redéfinir le travail. Le social, le domestique et le digital, par Jim Gabaret et Céline Marty

– Réflexions autour de Merleau-Ponty et de l’écriture dans la recherche en philosophie, par Thomas Jesuha

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Appel à contributions pour le n°62 – « Le Bien commun »

La date limite de remise des contributions (articles, recensions, entretiens, traductions) est fixée au 15 sept. 2024, à l’adresse vincentcitot@hotmail.fr

Appel à contributions pour le n°63 – « Enseigner »

La date limite de remise des contributions (articles, recensions, entretiens, traductions) est fixée au 15 janvier 2025, à l’adresse vincentcitot@hotmail.fr

Editorial du n°61

14/12/2023

Éditorial. L’exposition de l’existence

Elena Partene

À l’instar de l’être, l’existence semble le concept le plus englobant et le moins spécifiant de tous : j’existe, les autres existent, les choses qui m’environnent existent, certains diront même que Dieu existe. Or, lorsque l’extension est maximale, la compréhension est minimale : l’existence semble ne pas pouvoir être définie, elle ne peut qu’être constatée. Après des siècles de métaphysique, c’est la conclusion à laquelle arrive Kant dans la Dialectique transcendantale : l’existence n’est pas un prédicat réel.C’est le même concept que j’ai d’une table possible et d’une table réelle : le concept est indifférent à l’existence. Et pour cause : si l’existence s’ajoutait au concept de la chose, alors la chose changerait de nature ou de définition en se mettant à exister. Par conséquent, comme dit Kant, « le réel ne contient rien de plus que le simple possible »[1]. Du point de vue du concept, le réel existant égale le possible ; l’existence, que ce soit celle de la table, de l’homme ou de Dieu, ne peut constituer une propriété supplémentaire qui s’ajouterait à toutes celles que contient l’essence de l’étant considéré. Il faut donc sortir du concept pour affirmer une existence ; et c’est parce que l’existence est transcendante au concept qu’on ne peut démontrer l’existence de Dieu – c’est la preuve ontologique que vise ici Kant, et c’est toute la théologie rationnelle qui s’effondre par là[2] : nulle essence ne contient en elle son existence à titre de propriété. Mais si le logos peut tout dire, cette étrangeté de l’existence à l’ordre conceptuel doit pouvoir être conjurée. Kant nous lègue ainsi un double défi : celui de donner un concept de l’existence, et celui de décorréler existence et transcendance.

Comment alors enfermer l’existence dans un discours conceptuel ? Comment définir l’existence ? Ce que nous enseigne l’étymologie bien connue du terme est précisément son rapport à l’extériorité (ex-sistere), qui permet de distinguer être et existence. Exister, c’est être hors de soi, dit la glose française. Qu’est-ce que cette extériorité à son propre être ? Si l’on reprend les termes aristotéliciens, il faudrait dire qu’un existant n’est pas seulement hors de sa cause motrice, c’est-à-dire ce qui advient à l’être en sortant de ce qui l’engendre, mais l’existant est aussi hors de sa cause formelle, c’est-à-dire de son essence propre. C’est ainsi que l’on peut penser une différence entre l’existence de la table, qui est certes sortie des mains de son artisan mais demeurera dès lors ce qu’elle est, et celle d’un être humain, qui ne se contente pas de sortir du corps de sa génitrice, mais qui demeure aussi sorti de lui-même : celui qui existe n’est pas ce qu’il est. Comment le comprendre ?

Approfondissons les textes anciens pour clarifier cette idée, s’il est vrai, comme le disait Platon, que les Anciens sont plus proches de la vérité. L’exégèse fait remonter le concept d’existence au néoplatonicien Marius Victorinus[3], laissant l’antiquité classique grecque veuve d’un concept aussi vague. Pourtant, lorsqu’on ouvre le livre IV de la Physique, on trouve cette phrase prodigieuse : « hè kinèsis existèsi to huparchon »[4], le mouvement fait sortir de soi-même le subsistant – et Aristote utilise pour le dire le verbe ex-istèmi. Le mouvement met la chose qui se meut hors de soi, c’est-à-dire que par le mouvement la chose ne coïncide pas avec elle-même. Le changement est l’extase de la chose : ekstasis signifie aussi bien le déplacement que l’action d’être hors de soi, et n’est pas réservé à l’existence humaine. Le mouvement local (phora) est donc à la substance ce que l’agitation, l’étonnement ou la frayeur est à l’âme : un être hors d’elle-même. Dit autrement, l’agitation est l’équivalent psychologique du mouvement. C’est évident : l’analogie est devenue une métaphore éculée.

Mais si nous nous focalisons sur le mode d’être de l’homme, est-ce à dire que seules certaines expériences de décentrement psychologique nous font véritablement exister ou du moins sentir que l’on existe ? En réalité, la réflexion d’Aristote est bien plus profonde, et elle est d’ailleurs plus ancienne que lui, qui aimait tant à reprendre les proverbes de la langue populaire et leur donner un sens philosophique. L’extase ou la sortie de soi est consubstantielle à l’humanité dans toutes ses expériences. La langue commune grecque possédait en effet deux manières de dire le fait de vivre : zôè désignait la vie biologique, bios la vie « biographique », c’est-à-dire précisément ce que l’on appelle l’existence. Ce que nous apprennent donc les Grecs avec cette profonde ambiguïté du mot « vie », c’est que l’être humain est ce vivant dont la vie ne se réduit pas à sa qualité biologique de vivant : l’existence est l’écart par rapport à la nature. En ce sens, l’analogie aristotélicienne avec le mouvement est éloquente, et elle acquiert un sens singulier lorsqu’il s’agit de l’existence proprement humaine : exister c’est emprunter un chemin de traverse, c’est sortir de la grand’route que nous dessine la physis, c’est prendre la tangente par rapport à la voie pré-tracée de la physis[5]. S’égarer n’est pas un accident de la vie, c’est l’essence même de la vie pour un être humain, c’est-à-dire de l’existence. Aristote l’a toujours rappelé : l’homme a le pouvoir des contraires ; comment mieux dire que le fleuve de son existence présente des confluents, des jonctions et des embranchements qui lui donnent le choix des moyens, si ce n’est de la fin ? L’homme est soumis à la finalité naturelle comme tous les êtres naturels, mais l’accomplissement de sa finalité n’est pas comme celui des autres étants : chez l’homme l’accomplissement est problématique. L’homme a certes une fin, mais ne lui est pas donné comment y parvenir. C’est sans doute pour cela qu’on ne dit pas d’un lion qu’il a raté sa vie, alors qu’on le dit d’un homme. Si donc la finalité naturelle des hommes est le « bien vivre », le moyen pour l’atteindre prend divers sentiers, et c’est cela qui fait la singularité d’une existence – sinon on aurait tous le même « chemin de vie », pour filer la métaphore. 

En quoi consiste ce décollement par rapport à la nature qu’est l’existence si elle ne contredit pas pour autant la nature ? En une historicité, qui n’est pas simplement une vie dans le temps, mais la conscience possibilisante que fait acquérir la temporalité. L’existence humaine n’est pas tant un devenir qu’un advenir toujours ouvert, ce pourquoi une fois achevée elle prend la forme d’une histoire singulière que l’on peut narrer et qui ne ressemble à aucune autre : une bio-graphie. Pour savoir ce qu’est un lion, il suffit de définir sa nature, un lion est un lion dès sa naissance ; pour définir un homme, au contraire, il faut raconter sa vie ; et pour raconter sa vie, il faut qu’elle soit finie. C’est pour cela que les Grecs avaient un proverbe qui disait qu’on ne peut définir l’existence d’un homme qu’à sa mort. « C’est un vieil adage de la sagesse grecque qu’on ne peut porter un jugement sur la vie d’un homme tant qu’il n’est pas mort. (…) C’est la mort de Socrate qui façonne l’essence de Socrate : celle du juste injustement condamné. C’est elle qui permet de dissocier ce qu’il y a de contingent dans l’existence historique de Socrate et ceux des accidents de sa vie qui accèdent à la dignité d’attributs essentiels de la socratéité. »[6] Tant qu’il vit, on ne saurait enfermer un individu dans la détermination fixe d’une essence. Tant qu’on vit tout est possible : la vie est ouverture à ; c’est cela qu’on appelle exister. Voici les mots de clôture d’Œdipe roi de Sophocle: « Regardez, habitants de Thèbes, ma patrie. Le voilà, cet Œdipe, cet expert en énigmes fameuses, qui était devenu le premier des humains. Personne dans sa ville ne pouvait contempler son destin sans envie. Aujourd’hui dans quel flot d’effrayante misère est-il précipité ! C’est donc ce dernier jour qu’il faut, pour un mortel, toujours considérer. Gardons-nous d’appeler jamais un homme heureux, avant qu’il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi un chagrin. »[7] Ce n’est que lorsqu’un homme est mort qu’on peut dire « voilà ce qu’il est », c’est-à-dire donner l’essence de son être. L’essence est donc associée dans cette interprétation à l’idée de mort révélante. Hegel reprendra cette idée avec la vocation de la famille qu’est le culte des morts. Le mort n’existe plus du point de vue de la nature, mais la famille surmonte la mort en faisant demeurer l’être perdu et en faisant perdurer son souvenir. « Cette action ne concerne plus l’individu mais le mort qui, sortant de la longue série de son existence dispersée, se ressaisit dans une figure achevée et s’élève de l’inquiétude à la paix de l’universalité simple »[8]. On n’accède à l’essence vraie qu’avec l’achèvement de l’existence. La mort est cette limite permettant seule de définir l’individu – « tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change »[9]. On comprend peut-être alors la difficulté qu’il y a à enfermer l’existence dans un concept : ce n’est qu’une fois niée, finie que l’existence peut être dé-finie par le logos. Elle ne se dit qu’au passé – d’où ce puissant lien qu’elle entretient à la narrativité.

Mais l’on comprend peut-être aussi la difficulté qu’il y a à penser une existence décorrélée de toute transcendance. Si l’existence est donc ouverture aux possibles, et non pas développement de ce qui était déjà là, elle est aussi soumission aux aléas de la fortune et dispersion dans la contingence et la facticité du monde. En cela l’exégèse a sans doute raison : le substantialisme grec le rend inhospitalier à une pensée (positive) de l’existence. Il serait par exemple aisé de remarquer que tout l’effort de la philosophie aristotélicienne de la forme consiste à trouver la relève de cet éparpillement existentiel. Plus précisément, la prise en charge de cette sortie de la contingence existentielle est confiée par lui à l’œuvre poétique. La poiésis est chargée d’élever à l’unité et à la nécessité, et donc au sens, ce qui est égaré, bringuebalé et érodé par le flux de l’existence. L’exigence d’unité, qui confère son essence à la tragédie, en est la preuve la plus claire. Comme le dit Goldschmidt, « c’est précisément parce qu’une infinité d’événements se produisent dans la vie d’un homme que celle-ci ne saurait fournir un sujet unique et unifiant à la tragédie »[10]. L’unité substantielle de l’agent n’empêche pas la dissémination erratique de ses actions : il a beau être lui, il existe, donc il est hors de lui. C’est pour cela que le bon écrivain est celui qui, comme Homère[11], ne perd jamais de vue l’unité et la totalité organique du récit, quitte à retrancher certains épisodes ou certaines aventures de la vie du héros : la vraisemblance a, du point de vue poétique, une valeur supérieure à la vérité. Et cela, pour une raison très profonde : parce que l’œuvre poétique se donne comme une configuration de l’existence, et représente une exhibition de l’essence, dépouillée de toute charge superflue, de tout l’inessentiel qui fait l’étoffe de l’existentiel. Par son travail de composition, l’auteur tragique doit transformer le contingent en nécessaire, le multiple en unité, l’insignifiant en signifiant : autrement dit, le travail du poète tragique est de transformer l’existence en destin. En effet, qu’est-ce qu’une séquence unitaire, qui enchaîne de manière nécessaire et irréversible, les épisodes a priori les plus insignifiants et gratuits pour les élever à une dimension essentielle, c’est-à-dire révélatrice de l’essence du sujet agissant ? C’est l’idée de destin, celle-là même qui apparaît dans la tragédie grecque. C’est même l’histoire de la tragédie par excellence, celle qu’Aristote élève au rang de modèle absolu : Œdipe roi de Sophocle. Les événements et les actions les plus disparates, les plus contingents, les plus fortuits : l’insulte d’un homme ivre qui le traite de bâtard, l’altercation au détour d’une route avec un vieillard dans un chariot et ses valets, la nouvelle de la mort de Polybe, le trouble de Jocaste, etc., tous ces événements apparemment décousus vont se lier entre eux de manière à former une unité, qui n’est rien d’autre que l’accomplissement du sort qui poursuit Œdipe. Quoi qu’il fasse, il ne peut échapper à la prophétie de l’oracle. Cet enchaînement implacable du destin implacable et froid n’est autre que la nécessité de la connexion unitaire qui doit lier ce qui dans l’existence demeure délié, diffus, gratuit, « ohne Warum », sans pourquoi, comme disait Maître Eckhart. L’exigence aristotélicienne est de donner une configuration à la collection disparate et contingente de l’existence, de réduire l’existence à l’essence – c’est-à-dire l’exigence même qui figurait dans les dernières paroles du chœur d’Œdipe roi citées plus haut : la mort. L’art est bien ce qui achève l’existence.

Le double défi n’a sans doute pas été relevé, mais au moins nous savons pourquoi, et nous devinons que nos deux questions étaient liées : si l’existence n’est pas dé-finissable, dès lors qu’elle est l’ouverture in-finie, c’est parce qu’elle présuppose, dans sa contingence foncière, de définir sinon un être nécessaire, du moins un rapport à ce qui la transcende. En ce sens, on pourrait à bon droit se demander ce que signifie le « Je suis, j’existe » de la deuxième méditation de Descartes si toute extériorité (des choses, des autres, de Dieu) a été bannie : l’existence a-t-elle une épaisseur propre distincte du simple être dès lors que rien de transcendant ne m’apparaît ?

L’existence c’est la séparation d’avec l’essence – la mienne, qui n’est pas encore, et celle de ce qui, par distinction avec moi et à partir de laquelle je me pense, est toujours et éternellement. « Fecisti nos ad te, et inquietum est cor nostrum donec requiescat in te »[12]. Pour Augustin, la distension de l’âme qu’est le temps, c’est-à-dire cette historicité à laquelle notre existence est acculée, signifie fondamentalement que notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en Dieu. Augustin retrouve le mouvement, propre à l’emploi aristotélicien de l’existèsi, mais ce n’est plus le mouvement de la substance, c’est le mouvement de l’âme. Or, une âme en mouvement, c’est une âme qui n’est pas en repos : c’est une âme inquiète. Avec ou sans Dieu, exister c’est vivre dans l’inquiétude de la séparation.


[1] Kant, Critique de la raison pure, A 599/ B 627.

[2] En reconduisant la preuve physico-théologique à la preuve cosmologique, puis la cosmologique à l’ontologique, Kant ne se contente pas d’objections locales et sporadiques, qui avaient certes déjà été avancées contre la théologie rationnelle, mais c’est bien à une entreprise critique systématique qu’il procède.

[3] Voir V. Carraud, « L’invention de l’existence. Note sur la christologie de Marius Victorinus », Quaestio, 3.

[4] Aristote, Physique, IV, 12, 221b3.

[5] Il ne s’agit pas pour autant de sortir de la nature au sens où l’homme serait dépourvu de cause finale ou que celle-ci soit hors nature. Mais inversement, à trop rabattre la finalité de l’homme sur la finalité naturelle, on perd la vérité de la praxis. Si l’homme relevait strictement de la physis, comme les autres vivants, il n’y aurait pas de science pratique : la science physique suffirait. L’homme est donc soumis à la finalité, comme tous les autres vivants, mais il y a une finalité propre à l’homme, en tant qu’il a une âme pourvue de logos. La nature lui indique une direction, mais il peut aussi bien y arriver par des raidillons tortueux et des marécages bourbeux.

[6] P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 1962, p. 468-469. C’est parce que l’existence implique toujours cette ouverture qui rend possible une reprise ou une bifurcation inattendue que l’être humain « n’est ce qu’il est que parce qu’il n’est plus », comme dit Aubenque, c’est-à-dire que lorsqu’il n’est plus.

[7] Sophocle, Œdipe roi, trad. P. Mazon, dans Tragédies, Paris, Folio, 1973, p. 245.

[8] Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, 1941, t. 2, p. 19.

[9] Mallarmé, « Le tombeau d’Edgar Poe ».

[10] V. Goldschmidt, Temps physique et temps tragique, Paris, Vrin, 1982, p. 242.

[11] Cf. Aristote, Poétique, chap. 8.

[12] Augustin, Confessions, I, 1. « Tu nous as faits pour toi, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en toi ».

Editorial du n°60

06/05/2023

Editorial

Les philosophes et le transhumanisme

Vincent Citot

               Comme il n’est pas contre-indiqué d’appuyer sa réflexion sur des faits, commençons par l’un d’entre eux : à deux exceptions près, les articles reçus pour le dossier « Humain / Transhumain » de ce numéro sont tous hostiles au transhumanisme[1]. Pour des raisons diverses, certes. Mais tout de même, cela interpelle : pourquoi les philosophes, qui ne sont habituellement d’accord sur rien, se retrouvent ici ligués contre le projet transhumaniste ? Le Philosophoire n’est peut-être pas le meilleur laboratoire pour juger des rapports de force, mais la consultation des rayons concernés dans les librairies produit le même résultat : critiquer le transhumanisme est une sorte de sport intellectuel auquel on s’adonne volontiers dans le milieu philosophique.

               Alors que j’évoquais la question devant des étudiants (en philosophie), l’un d’eux me fit la remarque suivante : « C’est peut-être tout simplement qu’on a de bonnes raisons d’être méfiants vis-à-vis de ces technologies ». C’est bien possible. Si l’on sonde les philosophes pour savoir s’ils sont favorables aux épidémies et aux violences conjugales, ils feront montre du même unanimisme « anti- » ; on n’en attend pas moins d’eux. Mais l’explication est un peu courte, car les arguments transhumanistes ne sont pas sans force. Ils ne sont pas invincibles, mais enfin ils donnent du fil à retordre. Pour le plaisir de la pensée et la nécessité d’équilibrer ce numéro, en voici quelques-uns.

               Tout d’abord, améliorer l’espèce humaine (par des moyens techniques) est un projet éminemment sympathique. Sauf à croire que l’homme est issu d’une Création et n’a pas lieu d’être retouché, étant parfait. Ou bien que, toutes les valeurs étant relatives, aucune direction ne saurait être privilégiée parmi les divers axes – tous arbitraires – « d’amélioration ». Mais l’on vient de voir que si l’on faisait un numéro sur les épidémies et les violences conjugales, 100% des contributions afficheraient une franche hostilité à l’une et à l’autre. Dans ces conditions, manipuler génétiquement l’être humain pour le rendre moins malade ou moins violent ne peut être déclaré mauvais sans examen. Nous pratiquons d’ores et déjà l’eugénisme par repérage de maladies génétiques et malformations pendant la grossesse, et interruption de celle-ci, le cas échéant ; alors pourquoi ne pas étendre cette pratique grâce à de meilleurs diagnostics prénataux et une manipulation génétique ciblée ? J’entends bien l’avertissement de prudence : « Si l’on s’engage dans cette voie, jusqu’où ira-t-on ? Jusqu’à choisir la couleur des yeux de son enfant ? ». A quoi l’on peut répondre que nous y sommes déjà engagés (dans la voie eugéniste), et que fixer des limites éthiques et juridiques aux manipulations génétiques ne sera pas plus difficile dans le futur qu’aujourd’hui. Autrement dit, les décisions peuvent se prendre au fur et à mesure et il n’y a pas lieu de rejeter en bloc le transhumanisme.

               Inutile de discuter ici l’argument naturaliste (le « respect de la nature humaine »), car il est utilisé dans tous les camps et de toutes les façons. On s’oppose au transhumanisme au nom de la nature humaine, mais d’autres montrent astucieusement qu’il est typiquement humain de chercher à s’améliorer, se dépasser et techniciser son existence. En outre, l’organisme humain (cerveau compris) est lui-même un produit culturel, au moins depuis la maîtrise du feu par Erectus et le perfectionnement de son outillage. C’est ce que l’on appelle la coévolution bioculturelle : la culture permet d’améliorer l’adaptation à l’environnement, de mieux se nourrir, donc de disposer d’un surcroît de calories qui peuvent être investies dans l’entretien d’un cortex de plus en plus gros (et énergivore) ; lequel permet en retour d’améliorer l’adaptation à l’environnement en inventant de nouveaux outils, etc. Ce que l’on appelle « la nature humaine » est le résultat multimillénaire de cette coévolution et de la sélection naturelle. Quant à la sélection sexuelle (choix du/des partenaires et comportement reproducteur), elle a tout autant façonné « la nature humaine ». Nous sommes tous les produits macrohistoriques de manipulations génétiques indirectes (rétroactions nature-culture) et de sélections génétiques (reproduction discriminatoire). On ne trouvera ici ni argument pro (car ce qui a été la règle depuis des millions d’années peut cesser de l’être si nous le décidons), ni argument contra (car le passé n’est pas nécessairement un anti-modèle).

               Les anti-transhumanistes craignent, à juste titre, que ces techniques ne tombent entre de mauvaises mains, qu’elles donnent lieu à une sorte de biopouvoir totalitaire, ou au contraire qu’elles servent un capitalisme débridé avec extension exponentielle du domaine marchant et accroissement consécutif des inégalités. On peut toutefois remarquer que ces dangers sont le propre de toute innovation technique. L’invention de l’écriture pourrait être tenue responsable des mauvais livres qui ont été écrits par la suite, coupable de l’abattage de millions d’arbres et à l’origine d’une formidable inégalité entre les lettrés et les illettrés. Toute technique nouvelle ouvre des possibilités novatrices de nuisances. Les techniques transhumanistes ne sont, de ce point de vue, pas nouvelles.

               Le transhumanisme promet d’accroître notre intelligence (par manipulations génétiques ou implants de puces électroniques). Qui est contre ? Cela risque d’augmenter les inégalités, dit-on, entre ceux qui pourront se faire « augmenter » et les autres. Dans ce cas, le problème n’est pas le transhumanisme en tant que tel, mais le fait que tout le monde ne puisse s’offrir un produit de luxe. Pourquoi ne pas simplement réclamer « le transhumanisme pour tous ! »… Les recettes politiques classiques trouveraient-elle soudain leur borne ? Les socialistes et les communistes peuvent parfaitement appliquer leurs idées et ajuster leurs programmes en régime transhumaniste (accessibilité universelle, régulation, taxation, redistribution, éducation, contrôle, etc.) ; de même les libéraux, qui ne manquent pas de remarquer que tous les individus souhaitent pour leur propre compte être augmentés, améliorés, soignés et prolongés. Le camp conservateur quant à lui ne sera pas muselé par une ingénierie génétique ou électronique, mais pourra toujours avancer ses arguments. Le transhumanisme n’empêchera personne d’être anarchiste, républicain, démocrate, révolutionnaire ou réactionnaire. Bref, les diverses solutions politiques aux problèmes nouveaux ne seront pas nécessairement nouvelles, de sorte qu’il ne paraît pas utile de dramatiser la question transhumaniste.

               Arrêtons-là le jeu des objections aux objections. Il s’agissait, non de montrer quoi que ce soit, mais d’emprunter, par petites touches, un point de vue qu’on ne trouvera guère dans la suite de ce numéro. A la question initiale (« pourquoi une majorité de philosophes est hostile au transhumanisme ? »), la réponse ne me semble pas pouvoir être simplement : « parce que c’est évidemment nuisible ». Derrière les arguments, je crois discerner quelque chose d’autre. Je soupçonne que le positionnement des philosophes vis-à-vis du transhumanisme n’est pas sans rapport avec leur méfiance séculaire vis-à-vis de la « technoscience », voire de la science en tant que telle. A l’âge classique (XVIIe-XVIIIe siècles), les philosophes sont majoritairement des philosophes-savants ; au postclassique (depuis la fin du XVIIIe siècle), qui voit s’accélérer la spécialisation disciplinaire et l’autonomisation des diverses sciences, en même temps que l’économie s’industrialise, nombre de philosophes adoptent une posture critique vis-à-vis de la science et de la technique.[2] Il s’agit d’une tendance massive, d’un Esprit-du-temps, et non d’une simple convergence d’arguments. Le transhumanisme n’est peut-être qu’une occasion nouvelle d’alerter contre les dangers du monde moderne – tâche à laquelle la philosophie « postclassique » consacre une attention particulière, par pente historique, en quelque sorte, plutôt que par rationalité pure.

               Mais au-delà des raisons et du contexte, l’hostilité au transhumanisme s’enracine dans la sensibilité commune. N’importe quel individu à qui l’on présente le projet de changer l’espèce humaine a des frissons et se demande à quel hurluberlu il a affaire. On sait ce que l’on va perdre sans avoir de garantie sur ce que l’on pourrait gagner. Or on ne joue pas sa vie, ni celle de sa descendance, ni celle de ces congénères sur ce qui ressemble à un pari aventureux. La réticence est, pour ainsi dire, instinctive – pas de puces dans mon cerveau ni de robots dans mes veines ! Les philosophes, dotés comme tout le monde d’une prudence spontanée, cultivent en outre, par profession, une répulsion envers les montreurs de marionnettes. Or les transhumanistes de la Silicon Valley, prophétisant une humanité meilleure moyennant quelques investissements lucratifs, rappellent les illusionnistes conspués par Platon. L’esprit critique est donc sollicité.

Mais par ailleurs, confrontée à une maladie grave et incurable, l’immense majorité d’entre nous accueillerait favorablement n’importe quelle expérimentation technique, « pourvu que ça marche ». De même, on a beau dire que philosopher, c’est apprendre à mourir, quand la mort sonne à la porte, la plupart d’entre nous ne serait pas contre une petite dizaine d’années de vie supplémentaire, au prix d’un pacte avec la technoscience. Enfin, qui refuserait – pour réussir un examen, obtenir un emploi mieux rémunéré ou simplement épater son beau-frère – de décupler sa mémoire et d’avoir accès à Wikipédia, moyennant un petit dispositif aussi peu contraignant qu’un sonotone derrière l’oreille ?

Le transhumanisme suscite ainsi réticence et adhésion, selon les circonstances. Mais dans le premier cas, la réaction sensible se prolonge aisément en arguments ; tandis que dans le second, la volonté de vivre plus longtemps, en bonne santé et sans contraintes se passe de raisonnements – et même ringardise les raisonnements. Tout le monde veut vivre plus et mieux. C’est pourquoi la bio-ingénierie ressemble à une marée montante, et les philosophes à des sémaphores qui, au milieu du tumulte, indiquent aux bateaux la direction du port.


[1] Il s’agit essentiellement d’envois spontanés. On peut définir le transhumanisme comme le projet intellectuello-politique d’améliorer les performances et les conditions de vie de l’espèce humaine, par des moyens techniques tels que la manipulation génétique et l’implant électronique.

[2] Voir V. Citot, Histoire mondiale de la philosophie, Paris, PUF, 2022.